OpenAI ou le plaisir du texte, revu et corrigé
J’assiste, depuis quelques semaines, à un éloge collégial, continu et quasi-unanime de ChatGPT, ce moteur conversationnel issu des recherches d’OpenAI.
Éloge, vraiment ? Je dois m'expliquer mieux, avant qu'on me renvoie à tous les articles formulant des réserves, pointant la part d'erreurs du robot, interpellant sur les problèmes éthiques et pratiques qu'il soulève. Cependant, qu'il nous inquiète ou nous épate, ou bien qu'on n'ait seulement entendu de lointaines rumeurs à son sujet, on est coincé ! Quelle que soit notre opinion sur ce nouveau-venu, on ne peut qu'y réagir, c'est-à-dire réagir en retard, acquiesçant par là à la marche d'un progrès paraissant inarrêtable. Certains jouent à découvrir les possibilités de ChatGPT, d'autres veulent découvrir comment le déjouer.... Mais toutes nos réactions ont pour effet de consacrer et asseoir sa concrète présence. Sa survenue semble bien s'inscrire dans la nature des choses. Dérangement/réagencement typique d'un changement de saison, voire d'époque. Nous autres, qui le commentons, faisons, qu'on le veuille ou non, l'éloge de son succès.
J’y assiste en effet, en spectateur un peu décontenancé par un spectacle dont la trame, trop chargée ou rapide, lui échappe. Non pas que je sois technophobe : loin de là ! Sans me qualifier de “geek”, je suis de ceux que les ordinateurs, les arcanes de leurs systèmes, les ronrons et cahots de leurs algorithmes, curieusement, apaisent... Ma difficulté se situe ailleurs. Quelque chose en moi résiste à l’envoûtement de cet outil intelligent.
Débutons par la fin, comme il se doit ! Tout bon lean-startuper sait qu’au commencement de tout produit, il y a l’expérimentation d’un phénomène. D’abord, on étudie les effets, fussent-ils simulés, d’une esquisse d’idée. On offre ce bricolage minimalement viable à des utilisateurs potentiels afin d'en observer les réactions.
Qu’observe-t-on donc dans le sillage de ChatGPT ?
Après sa découverte par un million d’individus en tout juste 5 jours (jalon que Netflix a mis plus de trois ans à atteindre), après que ce million a rapidement été rejoint par de nombreux late followers (il fallait se dépêcher !), ce sont les diverses manifestations d’une vive ferveur que l’on voit. Ferveur à laquelle se mêle chez certains, pas tous, une dose d’excitation ou d’inquiétude. Des acclamations en nombre, interrogations et (d)ébats amplifient et relaient cette effervescence. La majorité des commentaires, d’ailleurs, activent des “comment”, signalant par là qu’un choc aurait déjà eu lieu. Un choc subi inconsciemment et silencieusement peut-être, mais un choc tout de même ! La preuve en est qu’on se demande après coup, “comment” réagir. Comment intégrer ChatGPT dans un proposition de valeur concrète, avec son business model sous-jacent ? Comment optimiser ses prompts, les messages pour lui parler ? Mais aussi : comment certaines disciplines et certains métiers vont-ils devoir s’adapter ou faire peau neuve ? Comment réguler les utilisations de l’engin, afin d’en éviter les mésusages et les dérives ?
En réalité, les questions qui me turlupinent sont d’une tout autre nature. Je suis un amoureux des textes. Me référant plutôt à Eros, mes petits tourments sont d’une nature érotique et reviennent à ces deux énoncés : “Qu’est-ce qu’un texte ?” et “Qu’est-ce qu’un texte sans auteur ?” J’y reviendrai plus loin.
1. Impressionnant
ChatGPT est très impressionnant : quiconque l’a testé peut témoigner de son implacable effet waouh. Tentons de mieux décrire l’excitation qu'il suscite, afin de la dégrossir. Elle se rapproche, me semble-t-il, de cette sensation spéciale qu’un vaste équipage pourrait éprouver en d’héroïques circonstances. Des obstacles que tous jugeaient jusqu'alors infranchissables sont soudain surmontés. Apparaît alors un nouveau paysage. L’effroi passé, l’atmosphère se charge d’une joyeuse félicité. Tout le monde évoque les épreuves fraîchement remportées. Qu’as-tu vu, toi ? Et toi, où étais-tu ? Et toi, donc ? Des images ont marqué les esprits et subsistent en souvenirs. Il faut en parler, partager ses émotions. Ces événements nous ont impressionnés. Puis, on discute des projets à venir. Qu'allons-nous faire, maintenant que nous sommes parvenus jusqu'ici ?
Tout entrepreneur sait que la magie n’est pas le privilège des mythes, légendes et contes de fées. Elle opère bel et bien dans la vraie vie. Il suffit de se figurer une équipe qu’un souci d’entraide et de cohésion unit, qu’une écoute mutuelle, sincère et attentive renforce jour après jour, qu’une envie de persévérer anime, qu’un goût pour le jeu, un peu de passion et de rêve, enfin, rassemblent. Un tel régiment peut soulever des montagnes et remporter bien des batailles. Rien d’étonnant à ce que les méthodes agiles emploient des métaphores sportives (scrum = mêlée de rugby) ou guerrières (squad = escouade, c’est-à-dire un bataillon) pour aligner les troupes, leurs regards et leurs efforts ! Et pour, ensemble, se dépasser.
Les prérequis à cette magie, qui d’un groupe peut faire éclore une équipe, sont de l’envie et du courage, un esprit d’aventure et un sens donné à cette aventure – c’est-à-dire une signification que chacun peut trouver dans sa contribution personnelle. Ces ingrédients rassemblés, il peut arriver que les nuages s’effacent subitement, que des murailles s’affaissent et qu’un chemin se dessine. “Ores voici l’hiver de notre déplaisir / Changé en glorieux été par ce fils d’York : / Et tous les nuages qui menaçaient notre maison / Ensevelis au sein profond de l’océan. / Voici nos fronts parés de couronnes triomphales, / Nos armes ébréchées suspendues en trophées, / Nos austères alarmes changées en gaies rencontres, / Nos marches redoutables en pavanes exquises. / …” (Début du Richard III de Shakespeare)
Mais revenons à notre cas... Quels obstacles ChatGPT nous a-t-il fait franchir ? Quelle victoire célèbre-t-on fièrement ? Est-il magicien ? Quel est finalement le véritable fondement à ces réjouissances, encore un peu inquiètes mais surtout enthousiastes ?
Je perçois, pour ma part, l’effet sans la cause, et dans cette confusion (qui n’est peut-être propre qu’à mon esprit), ces questions s’interposent. Lorsqu’une lumière scintille avec intensité, paradoxalement nous n’en distinguons que moins bien la source. Aveuglés par son éclat, nous devons plisser les yeux ou nous déplacer pour percevoir le brillant phénomène. De même en est-il, à mes yeux éblouis, de la survenue de ChatGPT.
2. Génial
ChatGPT est vraiment génial. Déjà, son mode d’emploi est simple : on lui formule des instructions sous la forme de prompts et l’animal technologique, savamment domestiqué, se débrouille pour nous obéir en produisant des textes. Il renvoie des paragraphes adaptés aux demandes qu’on lui exprime, que celles-ci soient cocasses, futiles ou même sérieuses. On pourrait qualifier ChatGPT de super-assistant à la créativité programmatique guidée. (Je reviendrai plus loin sur le terme “créativité”, que je trouve malcommode.) Ou résumer, trop vite, que c’est un gros jouet aux mécanismes rondement huilées. Ou y voir une sorte d’usine à conseils, à informations, à un peu tout… Une conciergerie 2.0 pour les textes ou, version plus lettrée, un factotum virtualisé. Les professeurs s’inquiètent, à juste titre, de tricherie de masse pour les devoirs à la maison. Pour celles et ceux que l'écriture rebute, c'est du stress dissipé, une main tendue du ciel... Et pour les spécialistes du SEO, c'est une aubaine et une floppée de nouvelles stratégies ouvertes. Tout jugement sur ChatGPT dépend donc entièrement de ses circonstances d’utilisation. Cette géniale IA est suffisamment universelle pour résister à un catalogage. Elle s’adapte, est use-case-fluid. Elle est, pour faire court, assez humaine.
Si ChatGPT nous répond au doigt et à l’oeil, le génie d’Aladdin aurait-il pris un coup de vieux ? Lui loge dans une lampe dorée planquée au fond d’une caverne ensevelie ; notre robot, hebergé dans le cloud, est accessible à tous. Mais surtout, ChatGPT est bien réel, lui ! Sa fonction n’est pas forcément claire, mais il fonctionne.
Un autre détail (bien-sûr qui n’en est pas un) mérite d’être souligné : dans le conte des Mille et Une Nuits, les chanceux frotteurs de lampe ne bénéficient que d’un nombre limité de vœux. Or, ce point est capital pour notre test comparatif.
Trois vœux tout au plus (dans la version de Disney). Un tel décompte maintient le génie dans sa toute-puissance en contrecarrant l’hybris des prétendants au prompts, oops… aux vœux. Plus important : cette limitation permet aussi au héros d’effectivement devenir héros. Car il doit bien mûrir ses trois choix, ce qui requiert un minimum d’introspection : “quels sont mes désirs les plus authentiques ?”
On peut aussi interpréter ce strict contrôle de souhaits comme cette morale, suggérée : “Il ne faut pas abuser de bonnes choses, et d’ailleurs, trois vœux, c’est déjà pas mal, non ?”. Une telle sagesse est connue depuis l’Antiquité : la vertu se situe dans la modération. In medio stat virtus. (même si certains inventeurs érigent l’exact opposé en guise de modernité…) En réalité d’ailleurs, le génie comme Aladdin sont pris dans un paradoxe : tous les deux sont à la fois puissants et entravés dans leur puissance. Le premier est limité par ses trois vœux, le deuxième est prisonnier de sa lampe. C’est cette condition paradoxale qui permet à chacun d’exercer sa liberté. Ce parallélisme de leurs situations les conduit naturellement à une empathie réciproque, à la discussion et à une formidable amitié.
Plus rien de tout cela avec ChatGPT ! N’oublions pas qu’OpenAI a pour co-président Elon Musk, en rien réputé pour sa réserve. Dans les échanges entre technophiles, les productions de ChatGPT fusent de toute part ces temps-ci. Et pour cause : à l’inverse du génie d’Aladdin, ChatGPT écoute toutes nos demandes, les exécute sans fatigue, ad libitum, sans limite (ou presque : d’après le pricing d’OpenAI, chacun bénéficie de 675 000 mots générés gratuits, soit de l’ordre de 3 000 pages. Après quoi, il faudra bien débourser quelques dollars...)
Ainsi, le rapport de force Aladdin/génie, asymétrique mais équilibré, a vacillé. Yoda commenterait peut-être : “Presque rien, du principe de modération, il ne reste. Rompue, l’équilibre de la force, est.”
Le respectable génie du conte persan, réapparaissant sous les traits de ChatGPT, a beau se présenter à nous avec politesse, sympathie et prévenance. Il est en réalité devenu un servile esclave. Et d’ailleurs, puisqu’il n’est plus dans le rôle du génie, devons-nous conclure que c’est nous qui avons pris cette hégémonique place ?
3. Créatif
ChatGPT est supercréatif. À sa générosité presque sans borne s’ajoute une immense palette de compétences. ChatGPT peut chanter, coder, expliquer, coacher, imiter… Il peut même, lit-on par exemple ici, négocier. DoNotPay, le premier robot avocat au monde, saurait faire valoir vos droits ou faire baisser votre facture internet...
De telles possibilités laissent entrevoir une gigantesque ambition. OpenAI vise un milliard de dollars de revenu dès 2024. Son orgueil aussi paraît énorme. Cette interprétation de ma part n’est pas nécessairement (que) péjorative : ne faut-il pas à tout artiste un minimum d’orgueil pour monter sur scène ? Je ne trouve pas insignifiant de baptiser son modèle de langage du nom du plus prodigieux de tous les inventeurs peut-être, Léonard de Vinci. Respectueux hommage au grand maître, ou folie des grandeurs ? A vous d’en juger !
Je crois d’ailleurs que ce vocabulaire (création, créativité) est incorrect pour parler de cette IA. La créativité, me semble-t-il, a cette fichue et indécrottable caractéristique qu’elle fonctionne quelquefois mais pas à tous les coups. Certains jours, on manque d’inspiration. Ainsi, si le résultat s’obtient à la demande et sans panne possible, mieux vaudrait employer le terme de productivité.
Il ne faut pas confondre ces deux notions, même si elles sont liées. La joie de créateur touche au rêve, celle du producteur résulte d’une exploitation optimisée. Rousseau associe, dans son dernier recueil, inachevé, l’idée de rêveries à ses promenades solitaires. Kant avait fait de ses promenades un imperturbale rituel journalier. Ces moments que l’on pourrait croire improductifs ne le sont en rien. Ils ravivent et modifient notre énergie. De Vinci, lui aussi, invitait à rêvasser. Voici un très joli conseil qu’on peut lire dans ses Carnets : “Je ne manquerais pas de mettre, parmi ces préceptes, une invention qui, bien que petite et ridicule est utile pour exciter l'imagination. Regarde sur un mur barbouillé de taches ou de pierres mélangées, tu y verras des paysages, des montagnes, des fleuves, des batailles, des groupes ; tu y découvriras d'étranges airs de paysages que tu pourras ramener à une bonne forme. Il en est de ce mur comme du son de la cloche où tu entendras ton nom ou un vocable que tu imagineras.”
4. Fascinant
Au fond, qu'importe le choix de vocabulaire. Qu’il produise ou crée ou qu’il nous assiste pour cela, les capacités de ChatGPT sont fascinantes. Or, qu’est-ce qui nous fascine donc tant en lui ?
Si ce n’est pas sa créativité (j’ai expliqué en quoi cet argument m’embête), peut-être serait-ce sa puissance ? La surenchère est déjà lancée. Elle bat son plein dans des articles de presse et sur les réseaux sociaux. Côté langage (“Natural Language Processing” ou NLP pour les habitués), la position de leader de ChatGPT est déjà acquise. Flaubert (dont l’écriture est le domaine) aurait épinglé ce succès tonitruant d’un “ChatGPT fait une clientèle d’enfer” : comme Homais, le piètre pharmacien d’Emma Bovary, ChatGPT risque-t-il d’éradiquer toute une ancienne concurrence ?
ChatGPT a aussi des comparses visuels. DALL-E, son petit frère (également né d’OpenAI) est en lice avec Midjourney, Stable Diffusion et d’autres. Sur Product Hunt en ce moment, les produits dérivés d’IA font florès. Et sur mon fil LinkedIn, je relève une fascination argumentée d’exemples (“regarde ce script JS, cette recette de burger, cet article de journal générés par une IA”), des exclamations médusées (devant la photo hyper-réaliste d'un burger futuriste), le plaisir espiègle et coquet d’exhiber son avatar AI-generated à ses followers, des délibérations oraculaires sur ce moment si spécial qui pourrait augurer une nouvelle époque pour l’informatique (”désormais nous devrons apprendre à prompt-er !”), des questionnements badauds et enthousiastes sur les “cas d’usage” à imaginer… “Que vont devenir journalistes, enseignants, programmeurs et artistes ?” se demande-t-on. Certains s’inquiètent aussi du futur de Google, risquant d’être tout bonnement ringardisé.
Reprenons : qu’est-ce qui nous fascine tant chez ChatGPT ? Sa puissance ? Certainement, mais il nous faut être plus précis. Procédons par élimination.
Il y a la pertinence des textes produits, leur construction et leur clarté. Cependant, nombreux sommes-nous à maîtriser assez bien l’écrit et l'argumentation. Sans que chacun ne récolte une telle ovation planétaire. Il nous faut donc chercher ailleurs…
Il y a la capacité de ChatGPT à interpréter notre langue. Mais c’est le lot de tout humain et même de nos animaux domestiques. Explication encore insuffisante !
Il y a la faramineuse quantité d’informations que ChatGPT a fait siennes. Cette remarque m’inspire l’image de bibliothèques célèbres. L’architecture des bâtiments participe à leur grandeur. Cependant, là encore, ChatGPT n’innove pas vraiment : leurs longs rayonnages, lourds d’ouvrages, de même que les millions d'articles de Wikipedia, nous fournissaient déjà une impression d’infini.
Je pourrais poursuivre longuement ce jeu d’enquête. Mieux vaut l’écourter !
Ce qui nous coupe le souffle, je crois, c’est la concentration de toutes ces qualités à un seul endroit (https://chat.openai.com/chat) en un unique personnage : ChatGPT.
Or, nous touchons par cette formulation à un problème vertigineux. Qui ce personnage est-il véritablement ? On dispose des explications rationnelles : ChatGPT est le fruit d’un long progrès scientifique et technologique. Il résulte d’un vaste assemblage de circuits imprimés, RAM et processeurs, que nous avons su assembler, programmer et progressivement optimiser. Finalement, nous avons inculqué à ce système technologique le système formel de notre langue.
Mais cette réponse n’est pas satisfaisante : la question intiiale reste intacte de son mystère. Répétons-la : ChatGPT, qui est-il ? Cet “il” existe-t-il vraiment ? Après tout, il sait revêtir autant de rôles que de contextes d’utilisation. En cela, il serait d’ailleurs très humain, à la manière du garçon de café sartrien, ne sachant apparaître aux autres qu’au moyen d’un jeu, ne se révélant jamais de manière authentique. De ChatGPT, comment qualifier la personnalité ? Le caractère ? Quels sont ses hobbies et préférences data-alimentaires ? Et, si nous allions jusqu’au bout : ses opinions, ses intentions ? Qui désignons-nous au juste, quand nous entamons une phrase par “D’après ChatGPT, …” ?
On peut proposer que ChatGPT est un robot, un simulacre de professeur ou un fantôme… Ces éléments rhétoriques n’y changent rien. Nous restons dans une impasse. Bloqués. Aussi nous faut-il creuser différemment, ou bien regarder ailleurs. Alors, pourquoi pas inverser la question : en se demandant qui est ce “nous” qui en sommes/est si fier ? Qui est ce “nous” qui l’avons/a fabriqué ? Il est vaste comme l’humanité, englobant les découvreurs de la métallurgie et des mathématiques, mais aussi des techniciens d’usines à micro-processeurs, des linguistes, des développeurs en machine learning et tant d’autres travailleurs encore. Sans oublier, bien entendu, tous les détenteurs de savoir, tous les humains qui, depuis l'aube de l'humanité, ont formalisé leurs connaissances, pour plus tard alimenter l'Encyclopédie, le Web et finalement ChatGPT. En réalité, ce “nous” est si vertigineux qu’on a du mal à s’y percevoir, personnellement, associé.
Le terme « nous », qui exprime ici une solidarité, n'est qu'un mot. Il n'est pas vrai que « nous » soyons fiers. Qui est ce « nous » ? Si quelqu'un pouvait prétendre incarner ce « nous », ce serait la minorité des chercheurs, des inventeurs et des experts qui maîtrisent vraiment les arcanes de la production. Mais nous, c'est-à-dire 99 % des contemporains, nous n'avons pas « fabriqué » les machines (les machines cybernétiques, par exemple) ; nous ne les percevons pas comme « notre » œuvre mais comme des objets insolites, alors que ce que nous produisons nous-mêmes ne nous semble jamais insolite. Et même si nous avions participé directement à leur production, nous n'aurions pas pour autant l'impression d'être leurs fiers créateurs. Même ceux qui produisent véritablement le monde des instruments et des produits, les ouvriers, ne sont pas fiers de « leurs » productions. D'abord parce que les processus de production sont décomposés en tellement d'actes isolés qu'il ne reste plus aux ouvriers la moindre occasion d'être fiers (ni du produit fini dans sa singularité, ni de l'ensemble du monde des instruments et des produits), et aussi parce qu’aucun produit fini ne laisse voir le travail et les aptitudes que les ouvriers ont investis en lui. Les seuls résultats dont on puisse être fier sont précisément ceux qui portent ce genre de traces et qui se prêtent à une telle identification. Le monde des instruments n'appartient pas aux ouvriers : il n'est pas plus pour eux un objet de fierté qu'il n'est leur propriété. Il appartient encore moins à ceux qui ne sont pas intégrés dans le processus de production.
Une sensation précise existe pour désigner ce clivage et ce trouble. Lorsqu'on se sent à la fois associé et distant d'une action qu'on a commise, on en a honte. Étant honteux d'un acte, une partie de moi reconnaît que "c’est moi qui l'ai fait", une autre s'en défend à renfort de justifications, d'excuses, voire mensonges : "Ce n'était pas vraiment moi, car ..." . Cette duplicité, la formule “j’ai honte” les condense.
Qu'en est-il avec ChatGPT ? Ai-je participé, avec des millions d'autres très modestes contributeurs, à cette immense épopée d’invention et de science, dont ChatGPT est le dernier rejeton ? Ou en suis-je seulement un bénificiaire, l'accepte toutefois en cadeau ? Nous voilà clivés, sans pouvoir recoller les partie...
Derrière notre fascination pour cette technologie, n’y a-t-il pas plutôt, en profondeur, un sentiment mitigé fait de puissance et d'humiliation, de complicité et de subordination ? L’interface de chatGPT érige ses utilisateurs en maîtres. Mais qui détient réellement le pouvoir, les connaissances, la vérité ?
“Comment” faire d’ailleurs si ChatGPT se trompe ? Qui pour en juger ? Et comment trouver le responsable ?
Günter Anders, philosophe que j'admire beaucoup (cité plus haut), a analysé ce sentiment complexe. Il l'a nommé “honte prométhéenne”. Il y consacre un essai en 1956 dans un ouvrage au titre brûlant d’actualité : L'obsolescence de l'homme.
5. Textes et plaisirs
Nous pouvons ainsi élaborer de ChatGPT qu’il est impressionnant, génial, créatif peut-être, fascinant certainement. Mais qui est-il ? Et qui sommes-nous quand nous l’utilisons ? Ces questions restent pour moi en suspens.
Personnellement, lorsque je lis un texte, j’y recherche toujours, inconsciemment, en surplus de réponses et savoirs identifiés, son intention, le projet de son auteur, les signes d’un désir. On pourrait dire encore : le son d’une voix, une musique, son pourquoi, son sens, son sens pour moi ce jour-là tout au moins. Pourquoi a-t-il été écrit alors qu'il aurait pu ne pas l'avoir été ?
Tout texte, pourvu qu’il ait un auteur, contient en puissance le plaisir d’une telle découverte. Voici, pour terminer, quelques exemples de tels plaisirs (ou déplaisirs) :
“Dans un trou vivait un hobbit.” Me voilà immédiatement transporté dans l’univers d’un conte merveilleux, fait d’aventures fantastiques, qu‘un superbe conteur, Tolkien, s'apprête à me raconter…
“Théorème de Borel-Lebesgue : Une partie A d'un espace métrique est compacte si et seulement si, de tout recouvrement de A par des ouverts, on peut extraire un sous-recouvrement fini.” Me reviennent, au choix, l’horreur ou la joie des mathématiques enseignées par mes professeurs, et leur désir de me transmettre des savoirs qu’eux-mêmes avaient reçus de leurs professeurs…
“Veuillez vous éloigner de la bordure du quai. Attention au départ !” Ce sont les services de transport qui souhaitent nous éviter tout désagrément.
“Tu es dispo pour nouvel an ?” Message d’un ami qui me fait part de son envie d’être à mes côtés pour le soir spécial du nouvel an…
“Nous étions à l’étude.” Ainsi débute Madame Bovary. Flaubert me fait son complice en employant ce “Nous” fictif. Je sais que ce n’est pas vraiment lui, et lui aussi sait que je sais, etc. Il se fait passer pour un élève imaginaire d’une classe où Charles Bovary, personnage imaginaire lui aussi, va faire son entrée. En écrivant ce premier mot, “Nous”, il me tend la main et me convie à un voyage, dans son roman et dans son imaginaire.
“Think different” Là, je reconnais la marque de Steve Jobs. Sentiment de complicité pour les uns, d’agacement pour d’autres. Il y a de la flatterie dans cette audacieuse invitation à se démarquer du lot. Un pied de nez à IBM, aussi, et son slogan historique “Think”. Ca y est : me voilà qui raisonne… Pourtant, j’ai bien conscience qu’il s’agit de marketing… Mais Apple a son histoire et ses valeurs également. Etc. Etc.
En conclusion…
Jusqu’à ce que ChatGPT soit inventé, tout texte a toujours été connoté du fait de l'existence d'auteurs. Il était impossible de se départir d’un pacte, même ténu, entre son auteur (ou ses auteurs) et chaque lecteur. Cela vaut aussi pour les marques (ex. Apple). Cela vaut même pour les écrits les plus abrupts ou impersonnels en apparence. Un mode d’emploi technique véhiculent des intentions de la part des concepteurs de l’objet. Un texte de loi charrie avec lui des siècles de pensée et de civilisation.
En dépit de son apparence agréable et courtoise, de sa "liturgie de la sollicitude" avec ses modulations affectives stéréotypées (analysées dès 1970 par Baudrillard dans la Société de consommation) , ChatGPT innove principalement en donnant à voir des textes qui soient purement fonctionnels. Efficaces et utiles, c’est certain, l'histoire le prouvera bientôt. Mais surtout : sans auteur, et donc, sans plaisir véritable.
Si je lis avec plaisir cette phrase, cette histoire ou ce mot, c'est qu'ils ont été écrits dans le plaisir (ce plaisir n'est pas en contradiction avec les plaintes de l'écrivain). Mais le contraire ? Écrire dans le plaisir m'assure-t-il — moi, écrivain — du plaisir de mon lecteur ? Nullement. Ce lecteur, il faut que je le cherche, (que je le « drague »), sans savoir où il est. Un espace de la jouissance est alors créé. Ce n'est pas la « personne » de l'autre qui m'est nécessaire, c'est l'espace : la possibilité d'une dialectique du désir, d'une imprévision de la jouissance : que les jeux ne soient pas faits, qu'il y ait un jeu.
Roland Barthes, Le Plaisir du texte
NB : Et pour celles et ceux qui sont parvenus au terme de ce si long article et que j'en remercie, si vous souhaitez en savoir davantage sur ce dernier extrait, ce témoignage de Barthes est un inestimable trésor.