La tyrannie des outils digitaux
Il y a aujourd'hui tout autour de nous une espèce d'évidence fantastique de la consommation et de l'abondance, constituée par la multiplication des objets, des services, des biens matériels, et qui constitue une sorte de mutation fondamentale dans l'écologie de l'espèce humaine.
C'est en ces termes que Jean Baudrillard débute son ouvrage La société de consommation, paru en 1970. Il y analyse les mutations qu'a engendré chez l'être humain une aptitude à consommer des biens, des services et des informations plus facilement (c'est-à-dire au fruit d'un effort plus faible) et plus massivement (tant au regard du nombre de consommateurs que de la quantité d'objets à consommer) qu'à une époque antérieure.
Aujourd'hui, nous pouvons passer de l'autre côté du miroir et reprendre cette “espèce d'évidence” constatée par Baudrillard, observée non plus auprès des consommateurs mais parmi les producteurs, et tout particulièrement chez les producteurs digitaux. Une vaste panoplie d'outils favorisant la création, accessibles et puissants, assortis d'une littérature prolifique, amoncellement de guides, conseils, notes et commentaires “constitue une sorte de mutation fondamentale dans l'économie de l'espèce humaine”.
Ainsi que je le développais dans mon article No-code : vers une économie de l’hypercréativité ?, la démocratisation des technologies de production digitale, permet désormais à chacun de produire des contenus, des produits et services : “Now anyone with an internet connection can build software.” énonce Lacey Kesler (Head of Education chez Adalo et fondatrice de Women in No-Code) : “quiconque possède une connexion internet peut fabriquer des logiciels.” Le citizen developper et le solopreneur sont les paragons de cette nouvelle économie.
Du côté de la Passion economy, c’est dans une vidéo aux allures psychédéliques, que Jack Conte, cofondateur de l'entreprise de micro-mécénat Patreon, indique : “Not only are humans more connected, but the barrier to entry for creation has basically dropped to zero.” (“Non seulement les humains sont davantage connectés, mais les barrières à l’entrée pour la création se sont tout simplement effondrées.”)1
Visiblement, cet attirail d’outils novateurs peut susciter une effervescence et de l’excitation chez les développeurs et créateurs ! Afin de discerner les forces en jeu sur ce marché des instruments pour produire, je vais m’intéresser successivement aux comportements des vendeurs et à l’attitude de leurs utilisateurs :
Le marketing extrême des outils digitaux : l’abondance des instruments de production engendre, du fait d’une concurrence qui s’exacerbe, des mécanismes de promotion renouvelés ;
La défiance homme-machine : en réaction, les producteurs n’ont d’autre choix que de s’adapter à ces innovations continuelles et doivent savoir séparer le bon grain de l’ivraie.
1. Le marketing extrême des outils digitaux
Les fonctions confiées aux outils digitaux sont innombrables : designer des prototypes et des présentations, éditer des images ou des vidéos, rédiger un blog, envoyer des newsletters, organiser des campagnes de publicité, développer des sites, applications et APIs sécurisées, héberger l’ensemble, gérer des bases de prospects, mesurer les comportements de visiteurs et analyser l’activité commerciale, récolter et traiter les plaintes et les suggestions de l’audience, mais aussi administrer le travail collaboratif, les ressources, contrats, fiches de paie, facturations, et ainsi de suite.
Cette prodigalité, nous pouvons l’illustrer avec les 400 outils de la boîte à outils de Scalezia ou avec les 20 catégories de la boîte à outils no-code de Zetoolbox. Citons encore The F*** Toolbox qui présente “les meilleurs outils pour passer de zéro à héros” ou Join Secret qui promet de “Boostez votre startup en faisant des économies sur les meilleurs outils” : leur rhétorique est à l’image de cette surenchère !
Pour une entreprise, une association ou un porteur de projet individuel, s'équiper d'un nouvel outil représente toujours un investissement considérable, tant sur le plan financier que sur le plan psychologique. Concrètement, c'est un processus qui réclame du temps et de l'énergie. Il faut comprendre ses propres besoins à court et moyen termes, repérer des options possibles, les évaluer selon de nombreux critères, en tester et en acquérir certains, débattre ou en faire la promotion auprès de ses collaborateurs, etc.
Tout cet effort reflète une inquiétude bien légitime : la crainte d'une dépendance. Inévitablement, en s'engageant sur le choix d'un outil, l'acheteur génère une vulnérabilité pour son organisation qui devient durablement liée à la bonne ou mauvaise fortune de l'éditeur du logiciel.
En réponse à ces pain points, dans un contexte où l'offre d’outils en ligne n'a jamais été aussi prolifique, leur marketing n'a eu de cesse de se professionnaliser. C'est ce que nous allons développer à travers la figure du vendeur, et celles des guides.
Les vendeurs
Les éditeurs d'outils digitaux se sont renforcés dans la commercialisation de leurs produits, et leur argumentaire peut prendre plusieurs voies :
sales-driven : ce sont typiquement des équipes de vente du logiciel qui s'entretiennent avec le client potentiel, et plus précisément avec les décisionnaires en charge de la technique, des finances, du juridique ou des opérations. En se familiarisant avec leurs problématiques, les Sales people les conseillent, savent ajuster le périmètre et la configuration du système vendu, négocient les clauses du contrat qui incluent notamment un prix, un engagement dans le temps, des garanties (les fameux SLA) et éventuellement une prestation de setup avec migration technique et formation. Cet art de la vente, qui correspond à une approche de type top-down, concerne surtout des logiciels complexes avec des logiques métiers spécifiques ou impliquant des aspects légaux.
marketing-driven : l'évangélisation de l'outil et de ses atouts est ici en grande partie automatisée. Elle passe par campagnes de publicité pour atteindre de nouvelles cibles et de l'inbound marketing. Ce vocable englobe la préparation des pages de présentation (optimisées pour le référencement de Google), des vidéos explicatives (efficaces et virales), d'articles de blog (si possible evergreen, c’est-à-dire déliés des actualités, durables), le récit de success-stories de clients et des e-mails automatiquement envoyés aux nouveaux venus (les leads, qu’il faut ferrer2 comme les poissons que l’on pêche). Ce marketing émane du produit : il doit manifester que ce-dernier est la meilleure réponse du marché aux problématiques de l'utilisateur.
Ces deux formules valent pour l’ensemble du commerce digital. Souvent employées de manière complémentaire, elles co-existent avec d'autres méthodes : le best-seller Traction analyse 19 grands leviers pour optimiser ses ventes.
En complément de ces stratégies marketing, le pricing a également évolué pour optimiser le Go-To-Market des outils digitaux, avec des déclinaisons des approches freemium. Classiquement, par exemple dans la distribution de musique en streaming ou de la presse digitale, le freemium désigne des accès différenciés aux contenus, selon que l'internaute est abonné ou non. Désormais, il est devenu courant pour les outils de type Saas (c'est-à-dire accessibles en ligne) de distinguer les niveaux d'accès par paliers de fonctionnalités.3 Dans leur passionnant article Bottom Up Pricing & Packaging: Let the User Journey Be Your Guide, Jennifer Li et Martin Casado font la synthèse d'une étude de 50 outils digitaux, dont la plupart propose une utilisation limitée gratuite. Le marketing, c'est le produit lui-même4 : les intéressés peuvent se familiariser avec son usage, et débloquer graduellement des fonctionnalités supplémentaires - en mettant alors la main au porte-feuille. L'exemple de la grille tarifiaire de l’outil Notion est typique de ce Bottom Up Pricing & Packaging :
Ainsi, de plus en plus d'outils sont à portée de clics. De surcroît, ils sont largement documentés, commentés, et on peut même les utiliser gratuitement... La seule limite, c'est le temps qu'on a à consacrer à leur exploration. Telle la Grenouille de La Fontaine qui, avide de pouvoirs5, “envieuse, s'étend, et s'enfle, et se travaille”, risque-t-on de faire une indigestion de toute cette manne, voire d'en “crever” ?
Les guides
Heureusement, des intermédaires servant d'éclaireurs ont fait leur apparition. Ces cicérones nous accompagnent et nous prodiguent leurs lumières parmi le dédale foisonnant de ces luxuriantes montagnes digitales. Sans être exhaustif, nous allons en épingler quelques exemples concrets et nous focaliser sur :
a. l'éclairage scientifique
b. l'éclairage économique
c. l'éclairage communautaire
a. L'éclairage scientifique
Il y a presque 50 ans, en 1973, le Labo Fnac naissait : les produits high-tech (téléviseurs, appareils photos, ...) passaient dans les mains, sous le regard et au travers de tests sophistiqués d'une équipe autonome de techniciens et de journalistes. Des protocoles scientifiques alliés à une expertise technique caractérisaient cette approche de laboratoire. En produisant des notations au moyen d'étoiles et des diagrammes en radar, ils avaient pour ambition de guider les néophytes et les passionnés de technologies modernes.
Ainsi qu'on peut le lire dans cet article du Figaro de 2009, cette entité permettait de structurer et d'objectiver l'étude comparative des produits techniques, ce dont les vendeurs avaient déjà pris la charge :
Dès 1961 (la Fnac est née en 1954), les vendeurs avaient commencé à dresser leurs propres comparatifs, mais ce sont les fondateurs de la chaîne qui officialiseront le laboratoire d'essais en 1973. (..) « Nos résultats sont extrêmement attendus par les constructeurs car ils conditionnent directement les ventes d'un article », révèle Pascal Petitpas.
Le Labo Fnac s'inscrit dans la lignée de l’association UFC-Que choisir, dont le magazine mensuel paraît pour la première fois en 1961, et est concurrencé en 1970 par 50 millions de consommateurs. Ces organes indépendants se sont constitués pour informer et fédérer ceux que nous appelons aujourd'hui les utilisateurs finaux. Ils se sont intéressés notamment aux équipements techniques (hardware). Quelques décennies plus tard advint l'ère des startups et d'internet, charriant sa panoplie de produits purement digitaux et leur commerce dématérialisé.
b. L'éclairage économique
Il y a un peu plus de dix ans, en 2010, Naval Ravikant a créé AngelList. Décrite comme le “match.com6 pour les investisseurs et les startups” par Business Insider, son but est de démocratiser l'investissement dans des affaires naissantes. En 2016, AngelList a créé Republic, pour faire participer le commun des mortels à ces spéculations. Au cours de la seule année 2019, 335 fonds d'investissements et Business Angels d’AngelList ont soutenu 1657 start-ups.
Son nom fait référence aux Business Angels, ces investisseurs susceptibles d'accompagner des projets dans leurs phases de démarrage. La figure de l'ange n'est pas sans rappeler la métaphore de la main invisible d'Adam Smith : on ne le voit pas, mais son intervention est sensée guider la voie d'une progression, que cela soit à l'échelle individuelle ou collective. C'est bien là la compétence-clé des investisseurs en capital-risque : ils diagnostiquent la viabilité économique d’entreprises au sein de marchés libéralisés, en vue de les accompagner, peut-être, sur leurs parcours. Ainsi, les informations relatives aux levées de fonds et valorisations des entreprises, tout comme les chiffres-clés sur leur activité commerciale ou la taille de leurs communautés sont d’importance. Elles révèlent les tendances de fond ainsi que le dynamisme et la bonne santé des éditeurs d'outils digitaux.
Beaucoup de médias consacrent une partie de leurs colonnes à ces actualités économiques, dont certains spécialisés comme, en France : Presse-citron, Frenchweb, L'ADN ou Maddyness avec son tableau de bord Maddymoney.
c. L'éclairage communautaire
Il y a presque 10 ans, en 2013, Ryan Hoover, âgé de 26 ans, lançait Product Hunt. L’histoire commença par un e-mail où il demandait à son entourage de présenter des produits digitaux. Rapidement, un site fut créé pour donner corps à ce nouveau paradigme : des utilisateurs qui notent et votent pour élire leurs meilleures trouvailles technologiques. En quelques années, il était devenu impossible pour un aréopage de quelques spécialistes, qu'ils soient des techniciens experts, des investisseurs talentueux ou de zélés journalistes, d'embrasser toute l'innovation des productions digitales. Internet fourmille d'initiatives d'outils innovants : une mécanique horizontale et démocratique s'est donc imposée.
Et l'idée de Hoover fut excellente : en 2016, AngelList racheta Product Hunt pour 20 millions de dollars. Dans une interview, il raconte qu'un de ses premiers métiers fut, dans la boutique de jeux vidéos de son père, d'imprimer, d'assembler en cahiers de fortune et de vendre des solutions de jeux vidéos : “I also started selling these game walkthrough handbooks.” L’analogie avec son site est frappante. “Hunt” et “Walkthrough” : ces termes anglais, “chasse” et “traversée”, dénotent une difficulté à trouver son chemin sur un terrain devenu trop vaste, mais aussi une joie guerrière à s'aventurer dans ces conquêtes.
Aujourd'hui, de nombreux épigones ont exploité le filon déniché par Product Hunt. Des comparateurs comme appvizer, capterra, G2, alternativeTo accélèrent les recherches, en synthétisant les fonctionnalités des outils, leurs prix, ainsi que des notations et des commentaires. Ces sites peuvent être plus ou moins automatisés ou éditorialisés. Dans le domaine du no-code, on trouvera encore des listes d'outils : Zetoolbox, quels-outils-nocode, nocode.tech, nocodelist.co, welovenocode.com, nocodeportal.com, etc.
J'ignore si c'est volontairement que Zetoolbox fait référence, avec son initiale “Z”, à la génération Z7. Au sujets des outils digitaux, voici ce que dit d'elle une étude que Deloitte leur a récemment consacrée :
Along with a familiarity and comfort with digital tools, work will be defined by the ability to learn new systems, and to configure and customize these tools.
(“Alors que les outils digitaux seront devenus familiers et agréables à utiliser, le travail se caractérisa par une aptitude à apprendre de nouveaux systèmes, et à configurer et personnaliser ces outils.”)
Apparté sociologique
Ce désir de personnalisation, Baudrillard, que je citais en introduction, l'a longuement analysé, au sujet des objets de consommation :
Il est important de saisir que cette personnalisation, cette quête de statut et de standing se fonde sur des signes, c'est-à-dire non pas sur des objets ou des biens en soi, mais sur des différences.
Que veut-il dire ? Il soutient que nos actes de consommation peuvent être interprétés comme les éléments d'un langage. Ainsi, à titre personnel, je suis plutôt consommateur d'Android que d'Apple, plutôt consommateur de Mozart que de Britney, plutôt consommateur de vêtements sobres, de fruits et légumes bio, etc.8 Au delà de l'utilité (dans son acception économique) des objets consommés, lorsque j'en sélectionne certains plutôt que d'autres, j'assure deux fonctions qui sont propres à tout langage : une fonction individuelle et consciente, qui est d'exprimer quelque chose en mon nom, et une autre fonction, collective et inconsciente, qui est de maintenir dans la durée l'ensemble des significations associés à ces objets (plus précisément de leurs signifiés). Cela peut être, par exemple, l’image associée à une marque. Ainsi, les objets sont plus que des objets car ils débordent de leurs caractéristiques objectives (prix, fonctionnalités, design, qualité, etc.) : ils sont également les véhicules de valeurs symboliques, affectives et sociales. Le sens qu’ils revêtent est le résultat d'un mystérieux calcul différentiel, résultant de la comparaison des consommations entre les uns et les autres. Par mon emploi singulier du vocabulaire qu’ils mettent à ma disposition , j'arbore un discours qui m'est propre : c'est mon idiolecte9.
Concernant les outils digitaux, le même phénomène a lieu : leurs choix expriment des traits de notre caractère ; ils reflètent notre culture. Cela vaut aussi pour une culture d’entreprise. Par exemple, certains choisiront la solidité d'imposantes plateformes intégrées (comme les outils marketing Hubspot et Salesforce), tandis que d'autres préféreront la flexibilité de briques à assembler soi-même (avec des outils de type : GoogleSheet, Zapier ou Mailchimp). Ces choix ont donc des conséquences et tout cela mériterait de plus amples analyses, mais ne nous écartons pas de notre sujet…
2. La défiance homme-machine
Ainsi, le marché des outils digitaux s’agite ! Les vendeurs se sont aguerris et de nouveaux guides et commentateurs interviennent désormais. On perçoit une intensification dans les échanges d'informations : tous ces outils deviennent de plus en plus nombreux, volubiles et mouvants. Il faut aujourd’hui apprendre à manoeuvrer sa barque sur ces ondes rapides.10 Dans son article Why “no code operations” will be the next big job in tech, le business angel David Peterson dresse longuement un état des lieux, pour lui sans appel, au sujet de l'outillage des startups :
In my role at Airtable, I’ve had the pleasure of working with hundreds of startups. (..) Because this is a favorite topic of mine, we’ll talk about the business’ processes. How does the work actually get done? These conversations inevitably go the same way. The business processes are a house of horrors.
(“En poste chez Airtable, j'ai eu le plaisir de travailler avec des centaines de startups. L'un de mes sujets de prédilection étant les processes business, nous en parlions immanquablement. Comment vont les affaires ? Les conversations prenaient toujours la même tournure. Les processes business sont un cauchemar.”)
Technophilie et technophobie
La défiance de l'homme envers ses outils de production n'est pas nouvelle. Effectuons un petit saut dans le temps, pour l'illustrer par deux exemples, trouvés dans l'ouvrage de Richard Sennett Ce que sait la main :
Technophilie. Au XVIIIe sicèle, fabriquer de la pâte à papier était une opération salissante et puante : les matières premières étaient souvent des haillons de cadavres que l'on laissait pourrir deux mois dans des cuves avant leur traitement. Grâce à l'invention du dérompoir, machine réduisant les fibres en pâte, les artisans ont pu se décharger des cette tâche dégoutante.
Technophobie. Dans l'industrie sidérurgique anglaise du XIXe siècle, avec l'invention du convertisseur Bessemer, les savoir-faire des métallos pour échantillonner les matériaux dans la fabrication de l'acier devinrent superflus. “Les artisans ont combattu le changement technique sur trois fronts : les patrons, les travailleurs non qualifiés qui prenaient leurs places, et les machines. (..) Sur le troisième front (..), ils réussirent mal face à la machine. (..) De la sorte, le progrès technique en vient à paraître inséparable de la domination par d'autres.”
Les outils de la modernité apportent tout à la fois un soutien et une menace pour les travailleurs. De trop nombreux exemples rendent aujourd'hui cette dialectique extrêmement vivace et inquiétante.
Mais cette crainte d'une servitude et d'une aliénation11 par les machines ne se manifeste pas exclusivement dans le cas d'innovations techniques survenant de l'extérieur. C'est aussi au sein de ses relations courantes avec ses outils que l'on peut ressentir, quelquefois, un certain malaise.
Des outils parfois rebelles
Adopter. C'est par ce vocabulaire anthropomorphique que l'on désigne l’institution de l'usage d'un outil parmi les habitudes d'un groupe. Voici la définition qu'en donne Mixpanel :
L’adoption par l’utilisateur, parfois appelée intégration, est le processus par lequel les nouveaux utilisateurs s’habituent à un produit ou à un service et décident de continuer à l’utiliser. Les utilisateurs n’adoptent un produit que si cela les aide à atteindre leur objectif, qu’il s’agisse de rire de vidéos ou de lancer sérieusement une nouvelle entreprise. Pour la plupart des entreprises, une forte adoption est la clé d’une augmentation des revenus.
On retrouve cette idée d'un objectif à atteindre dans le modèle des jobs-to-be-done que l'on doit à Clayton Christensen. Il l'a popularisé avec l'exemple de milkshakes. Le professeur d'économie explique qu'un produit (ou un outil), aussi parfait soit-il, doit toujours être considéré avec son contexte d'utilisation. Son rôle est de satisfaire un job-to-be-done, c'est-à-dire une action à réaliser portant des dimensions sociales, affectives ou fonctionnelles. Usant lui aussi d'anthropomorphisme, l'économiste indique qu'un produit est embauché par l'utilisateur pour atteindre son objectif, et qu'il peut à tout moment être licencié.
Ce vocabulaire diffuse un soupçon spécial à l'endroit du digital. Et, en effet, qui ne s'est pas déjà arraché les cheveux devant un logiciel récalcitrant à ses instructions ? Si on parle d'adopter un outil, cela ne suggère-t-il pas que ce-dernier pourrait se montrer désobéissant, sauvage et n'en faire qu'à sa tête ? Quand on évoque la possibilité de le licencier, cela n'indique-t-il pas que l'outil pourrait avoir trop vanté ses qualités lors de son embauche et se révéler finalement décevant ? Qu'il faille partir à sa chasse (cf. “Product Hunt”) : cela ne signifie-t-il pas que sa conquête n'est jamais aisée, et qu’il nous échappe toujours d'une certaine façon ?12
Des outils parfois contre-productifs
Au-delà de cette analyse lexicale, nous pouvons illustrer plus concrètement des cas où l'outil, censé aider, n'aide pas. Prenons deux exemples de jobs-to-be-done pour lesquels des outils digitaux peuvent se montrer contre-productifs :
Exemple de job to be done n°1 : Raconter une histoire
visme.co, concurrent de Powerpoint, propose sur son site une captivante histoire des présentations visuelles. Celle-ci convoque les peintures rupestres de l'homme de Néanderthal, les vitraux d'église, les tableaux d'ardoise, les paperboards, les transparents des rétroprojecteurs et Powerpoint. La sophistication de ce dernier outil aux nombreuses possibilités créatives a permis les récits d'histoires captivantes, ou, à l'inverse, des ratages complets. Les anglophones dispose de l'expression “Death by powerpoint” pour en faire état. L'article du Monde PowerPoint m'a tuer en rend compte ainsi : “Bien utilisé, le logiciel [Powerpoint] est un véritable dispositif de pyrotechnie visuelle qui rend les démonstrations plus convaincantes. Dans le cas contraire, l’effet soporifique est garanti.”Exemple de job to be done n°2 : Diriger un projet
Pour sécuriser l'exécution de projets digitaux longs et complexes, la sophistication des méthodologies en cascade et en V, avec leurs instructions et outils (procédures de contrôle et de validation, séparation des rôles et des autorisations, spécifications et documentations exhaustives, etc.) les a paradoxalement rendues inefficaces. Le règne actuel des méthodes agiles a ordonné comme le premier de ses quatre principes fondateurs : “privilégier les individus et leurs interactions aux processus et outils”.
L'outil digital parfait n'existe pas
Si certains outils, pour la présentation ou l’organisation de projets, ont connu leurs heures de gloire avant d’être plus ou moins relégués, cela peut poser question… Existe-t-il alors un idéal d’outils dans le domaine du digital ?
Pour répondre à cette question, quittons temporairement l’univers digital. Dans son ouvrage Personal Knowledge : Towards a post-critical philosophy, le philosphe Michael Polanyi évoque l'outil le plus emblématique qui soit : le marteau. Il distingue la conscience subsidiaire, apportée par l'outil, de la conscience focale, concernant le travail en cours d'exécution :
Quand nous abaissons le marteau, nous ne sentons pas que son manche a frappé notre paume, mais que sa tête a frappé le clou. (..) J'ai une conscience subsidiaire de la sensation dans la paume de la main qui se fond dans la conscience focale du clou que j'enfonce.
Polanyi prend également l'exemple du pianiste qui, s'il se mettait à réfléchir activement à la disposition de chacun de ses doigts sur les touches du clavier, interrompant alors sa conscience subsidiaire, ne pourrait plus continuer à jouer. Autre instrument de musique, il est courant de dire qu’un violoncelliste fait corps avec son instrument : celui-ci le tient serré contre lui (il l’embrasse littéralement), et sa sonorité s’approche de la voix humaine.
L'outil parfait apparaît ainsi comme une prothèse, un organe supplémentaire, étendant nos capacités, et que, par la pratique et l'habitude, nous ne remarquons plus. Etymologiquement, organe provient du grec ὄργανον, órganon, qui a trois significations : l’instrument de travail ou outil, l’instrument de musique et l’organe anatomique. Il dérive du verbe ἔργω, érgô, qui siginifie travailler, et qui est à l’origine du terme ergonomie.
Devenir un habile artisan ou un musicien virtuose recquiert un long entraînement. Manier les outils et instruments n’est, au début, jamais chose aisée : un adage dit qu’il faut 10 000 heures de pratique pour atteindre un niveau d’excellence. Tout comme nous faisions, tout à l’heure, l’assertion qu’un objet est plus qu’un objet, on peut poursuivre en disant qu’un outil est plus qu’un outil. Leur durée de vie peut dépasser celle des êtres humains. Par une forme de darwinisme des objets, l'outil idéal, dans un perfectionnement lent et progressif, sédimente au coeur même de sa matérialité, les savoir-faire de générations d'artistes et d’artisans. Cette rétention exosomatique de compétences acquises au fil du temps permet, en retour, l'éducation des nouveaux pratiquants et la transmission intergénérationnelle d’une culture.13
Mais il y a un bug… Car le rythme du digital n'est pas le même que celui de la menuiserie, de la charpente ou de la musique classique. Ainsi peut-on découvrir, sur l’excellent blog de Reforge, les modalités du Racecar Growth Framework, méthodologie qui analyse à quel moment employer quels outils et quels leviers pour faire croître au plus vite au plus vite son activité. Pour cela, la métaphore de la voiture de course les classe en quatre catégories : le moteur, les turbos, le carburants et les lubrifiants.
L'obsolescence des outils digitaux est-elle programmée ?
Ainsi peut-on suggérer que la rapidité galopante de l'innovation digitale peut devenir épuisante : elle peut épuiser les capacités d’apprentissage et de transmission que conditionnaient la durée de vie longue des instruments traditionnels. Ces outils évoluent quelquefois à une cadence si élevée que leurs pratiquants n’ont plus le temps de se les approprier pleinement : déjà, il faut courir après les dernières nouveautés. Ce désajustement, s’il devient systémique, peut être une définition de ce qu’on appelle la disruption. Et cela illustre le paradoxe des outils digitaux : leur démultiplication ouvre des voies inespérées pour la création, mais leur obsolescence rapide empêche qu’ils deviennent des outils vertueux, dépositaire d’un savoir tout humain.
Or, cette obsolecence, qui plus est, n’est pas le fruit du hasard. L'année de la parution de la Société de consommation, en 1970 donc, Gene Amdahl, physicien, informaticien et homme d'affaires, inventa l'acronyme FUD (“Fear, Uncertainty and Doubt”) pour décrire les techniques commerciales outrancières de son employeur IBM. Dans une course à la fabrication de supercalculateurs, la société américaine avait promu un nouveau modèle du System/360 dépassant les performances de son concurrent, le CDC 6600. L'annonce était fausse : ce nouveau modèle n'existait pas. Mais cette désinformation permit à IBM de disqualifier son adversaire. Elle lui valut également un interminable procès antitrust et une indemnité de 80 millions de dollars.14
Cette crainte de ne pas être à la pointe, d'être toujours en retard des dernières nouveautés, s’est étendue :
à la sphère privée. Un autre acronyme, le FOMO (“fear of missing out”) désigne, pour les consommateurs d'informations que nous sommes, peu ou prou la même chose. C'est notamment cette “peur de rater quelque chose” qui rend certains accros à Twitter ou à Facebook ;
parmi l'ensemble des travailleurs. Boris Groysberg et Robin Abrahams ont enquêté pendant 5 ans sur 4000 cadres. Dans l'article de la Harvard Business Review Manage Your Work, Manage Your Life, ils indiquent notamment qu'un tiers d'entre eux jugent l'emploi des outils de communication à la maison invasif, mais qu'un autre quart le perçoit comme étant libérateur. Les deux camps s'accordent cependant à dire que “Always being plugged in can erode performance” (“Rester en permanence connecté peut entamer la productivité”).
Savoir séparer le bon grain de l’ivraie
Ces derniers exemples illustrent les possibles effets retors induits par le renouvellement rapide des outils digitaux ; ils justifient, à mes yeux, le titre du présent article. Il ne s'agit pas d'être manichéen, mais tout à l'inverse de percevoir que les outils sont en eux-mêmes ambivalents. Ils peuvent nous épauler ou nous aliéner. Je pense qu’il est important de saisir ces deux tendances possibles, qui souvent s’entremêlent, et je pense qu’il est important de pouvoir se nourrir de manière avisée de toutes ces nouvelles technologies : il faut savoir séparer le bon grain de l’ivraie.
Il est très intéressant d’observer la constitution, récente, d’agences agiles no-code, comme Alegria ou Ideable, en France. Elles misent sur le meilleur du no-code (recherche d’autonomie, sens du partage, saine émulation, satisfaction du travail bien fait, etc.) et de la gestion agile de projets (dont les valeurs sont gravées dans le Manifeste agile), en sélectionnant sur un nombre restreint d’outils qui ont fait leurs preuves. Après tout, le manifeste agile a 20 ans ; les outils-phares du no-code Zapier, Airtable, Webflow et Bubble.io15 vont fêter leurs 10 ans : ce n’est pas rien ! Certains outils résistent donc au passage du temps. Enfin, autre manière de résister aux conséquences de l’obsolescence que je dénonçais, ces agences de makers sont à taille humaine. Par cette sélection d’une certaine organisation, elles évoquent le modèle vertueux des guildes que je présentais comme la voie d’un futur possible, dans mon article No-code : vers une économie de l'hypercréativité ?
Conclusion
Finalement, tout serait donc une question de sélection et de dosage : c’est à dire une question pharmacologique. Il faut savoir : sélectionner les bons outils ; doser la juste quantité de temps investi sur leur veille, sur leur apprentissage, sur la conduite du changement ; doser les périodes dédiées à la préparation d’un projet, à la production et aux échanges ; etc.
Pour terminer mon propos, voici deux extraits tirés du passionnant article de philosophe Bernard Stiegler, paru en 2007, Questions de pharmacologie générale. Il n'y a pas de simple pharmakon, où il analyse ces notions de sélection et de dosage, à travers la notion d’addiction et le concept de pharmakon (qu’il reprend d’une analyse du Phèdre de Platon, par Derrida) :
Je pense que l’addiction est une situation normale et qu’il y a de bonnes et de mauvaises addictions.
(..) Il y a des gens qui sont passionnément addicts au vrai : des géomètres, des physiciens, des psychothérapeutes, des philosophes, tous les gens qui travaillent dans le domaine de ce qu’on appelle depuis les Grecs, l’épistémè.
Il y a des gens qui sont addicts au beau : les amateurs d’art, les musiciens, etc.
Il s’agit là de formes fabuleuses d’addictions qui relèvent toutes de la sublimation. Et puis, il y a d’autres formes d’addictions, très sociales, et sublimatoires, comme par exemple l’engagement politique, l’amour pour la patrie…
Concernant l’addiction aux outils techniques, il poursuit ainsi :
Qu’est ce que le pharmakon ? C’est à la fois le remède et le poison selon Platon, lequel dit aussi que toute technique est un pharmakon, c’est-à-dire que toute technique peut servir soit à construire, à élaborer, à élever le monde, soit à le détruire (comme Oppenheimer l’a dit à propos de la bombe atomique, mais c’est vrai de n’importe quelle technique). Le premier objet technique créé par l’être humain est le couteau, plus exactement un silex taillé : il sert à tuer aussi bien qu’à construire. Il peut même servir à tuer le père : Totem et tabou (Freud, 1913) raconte comment, grâce à une arme, soit un silex taillé, l’on passe de la horde à la société, transgression qui passe donc par un pharmakon.
Aujourd’hui, nous vivons dans une société capitaliste qui exploite systématiquement, et avec des scientifiques qui travaillent là-dessus, une théorie des artefacts et des pharmaka afin de les mettre au service du contrôle social, et non seulement du contrôle social – toute société ayant un contrôle social – mais de ce que Deleuze (1990) et Burroughs (1985 ; 1994) ont appelé une « société de contrôle », à savoir une société capitaliste caractérisée par le fait qu’elle crée une « économie libidinale » qui vise à capter la libido des individus que sont les consommateurs pour attirer leur investissement libidinal sur les objets de la consommation.
En visionnant cette vidéo, je ne peux m'empêcher de me remémorer cette boutade qu'aime à répéter le spécialiste d'UX Jared Spool : “Uber taught us that creepy can be cool.” : “Uber nous a appris que certains trucs peuvent être à la fois cools et flippants.”
C’est le titre d’un ouvrage de référence du marketing digital : Hooked, Comment Créer Un Produit Ou Un Service Qui Ancre Des Habitudes
Le service ABTasty d’AB testing permet de produire différentes variantes d’une page (en modifiant des couleurs, des visuels, le wording ou sa disposition d’ensemble). Les soumettant à différentes cohortes de visiteurs, avec une répartition dotée d’aléatoire et grâce à un savant appareil statistique, il vise à optimiser in situ des parcours de conversion. Depuis peu, le logiciel a étendu cette logique d’expérimentations au déploiement progressif de fonctionnalités avec son outil Flagship.
On pourrait également reprendre l’adage qui énonce que lorsque l’utilisateur dispose gratuitement d’un produit, c’est qu’il est lui-même devenu le produit.
Avide en effet ! La morale de la fable “La Grenouille qui se veut faire aussi grosse que le bœuf” est la suivante :
Le monde est plein de gens qui ne sont pas plus sages :
Tout Bourgeois veut bâtir comme les grands Seigneurs,
Tout petit Prince a des Ambassadeurs,
Tout Marquis veut avoir des Pages.
L’équivalent d’aujourd’hui serait Tinder.
Il s’agit de la génération née entre 1995 et 2012. Ses membres n’ont connu qu’un monde post-communiste, marqué par le 11 septembre, le terrorisme et l'émergence économique de la Chine.
Autre exemple, dans Manhattan (1979), Woody Allen énumère ce qui fait, pour lui, que la vie vaut la peine d'être vécue : le comédien Groucho Marx, le joueur de base-ball Willie Mays, le deuxième mouvement de la symphonie Jupiter de Mozart, la chanson Potato Head Blues de Louis Armstrong, les films suédois, l'Education sentimentale de Flaubert, Marlon Brando, Frank Sinatra, les pommes et les poires de Cézanne, le crabe chez Sam Wo's, le visage de Tracy (rôle interprétée par Mariel Hemingway).
Un idiolecte est “un langage en tant qu'il est parlé par un seul individu”.
Le mot cybernétique signifie, étymologiquement, “gouverner un navire”.
Le premier sens d’aliénation est juridique : il s’agit de la transmission d’un droit ou d’une propriété. Marx étendra la signification du mot, lorsqu’un individu cède son autonomie, en raison de modifications de son environnement économique, politique ou religieux.
Tout cela sans parler des bugs ("insectes") dont il peut, étant finalement bien peu civilisé, être infesté...
On pourrait procéder du même raisonnement pour d’autres types d’organes artificiels que sont les organes institutionnels : conservatoires, écoles, établissements publics, etc.
Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Control_Data_Corporation#Vers_les_supercalculateurs_:_le_CDC_6600
Bubble.io, devenant aujourd’hui très populaire, a longtemps connu une croissance discrète, mesurée et progressive, à la manière de la lente maturation d’un bon vin (ce que peut m’évoquer l’image des “bulles”).